Suite du compte-rendu de la Mission d’Information sur les questions mémorielles (voir ici). Nous recevions M. FINKIELKRAUT.
M. Christian Vanneste : Vous avez conclu La Défaite de la pensée en évoquant le face à face terrible et dérisoire du zombie et du fanatique – vous êtes d’ailleurs vous-même aujourd’hui la victime de ce dernier, héraut de la pensée unique – mais, entre les deux, n’y a-t-il pas une place pour l’enseignement de l’histoire républicaine ? Si l’histoire républicaine peut être scientifique, elle met également en jeu l’affectivité de tout un chacun – c’est la reconnaissance, la commémoration – dès lors qu’elle sert aussi à fonder l’appartenance à un groupe. Si la Shoah est bien en effet un événement unique, elle est également liée, si paradoxal que cela puisse paraître au premier abord, à la renaissance d’Israël. L’histoire n’est-elle pas aujourd’hui, avant tout, celle des revendications communautaires ? La reconnaissance de ces dernières, la concurrence victimaire, n’impliquent-t-elles pas la négation du fait national ? Vous-même avez dit avec raison qu’il n’était pas possible d’apprendre à se haïr. J’ai discuté récemment avec Gaston Kelman, l’auteur de Je suis noir et je n’aime pas le manioc : lui aussi préfère mettre en évidence, parmi les hommes de sa communauté, un Félix Eboué, dont tous les enfants de France et de Navarre devraient d’ailleurs connaître l’histoire.
M. Alain Finkielkraut : Je ne m’apitoierai pas sur mon sort : outre que je ne suis pas une victime de la pensée unique, j’ai eu la possibilité de répondre même si je doute de l’efficacité de ma riposte. J’ai ainsi organisé, par exemple, deux émissions sur France Culture avec Françoise Vergès, l’une sur Négrologie, de Stephen Smith, l’autre sur le Journal d’un négrier au XVIIIe siècle. La pensée unique n’empêche donc pas tout à fait le dialogue.
Il est par ailleurs très difficile d’intégrer des personnes qui n’aiment pas un pays d’accueil qui ne s’aime pas non plus lui-même. La différence, de ce point de vue, est très importante avec les États-Unis par exemple. La France, en outre, n’a pas toujours été une terre d’immigration contrairement à ce que l’on entend dire. Elle n’est pas préparée à une attitude de rejet – l’une des injures les plus répandues dans les banlieues n’est-elle pas « Sale Français !» ? – , de la part de gens qui ont d’ailleurs la nationalité française. Ce découplage entre identité et nationalité ne laisse pas de m’inquiéter. Un membre de « AC le Feu » a déclaré après les émeutes de 2005 qu’il n’était pas un enfant d’immigré mais un citoyen français membre de la diversité française. Je ne pense pas qu’il faille raisonner en ces termes. On doit s’intègrer toujours à un monde commun qui nous est antérieur. Si l’on se trouve face à un refus d’être Français chez certains et à un refus français d’être, rien ne sera possible. Un certain usage de la mémoire tend d’ailleurs à justifier ce refus français d’être. Je me souviens ainsi d’un article de Télérama dont l’auteur disait qu’être Français, c’est avoir un passeport français. Si peu exaltante que soit cette définition, il la jugeait toutefois la plus adéquate car la moins « excluante ». Les démocraties sont fondées sur une dynamique égalitaire – ce que Tocqueville appelle « la passion du semblable ». Dans cette perspective, le fait même d’avoir une identité substantielle fait peser le risque d’une forme d’exclusion. C’est pour cela que l’indétermination et l’abstraction ont été exaltées jusqu’au pur formalisme procédural. Ceux qui considèrent, par exemple, que la Turquie n’est pas européenne sont parfois désignés par leurs adversaires comme des quasi racistes. L’Europe aurait donc des racines chrétiennes ? On invoquera alors « un club chrétien ». Or, si l’Europe est aujourd’hui post-chrétienne, elle a bel et bien été catholique. L’hospitalité ne consiste plus à donner ce que l’on a mais à laisser être chacun selon son désir au nom de l’usage du devoir de mémoire. De même vouloir réduire l’Europe à des valeurs universelles est absurde ! Les œuvres n’ont une véritable valeur universelle qu’à proportion de leur incarnation dans le monument ou dans la matière du tableau ou du texte. Ce n’est tout de même pas difficile d’aimer ce que la France a d’aimable et, en particulier, sa culture ! Mais il est vrai que là encore, ce mot étant investi par le démocratisme, il est devenu impossible de formuler un jugement et de hiérarchiser les pratiques. Si tout est culturel, rien ne l’est, et le rien l’est : nous sommes alors nihilistes. Face à cela, les rustines de la repentance et du devoir de mémoire ne suffiront pas.
Un commentaire
J’ai un peu décroché ces derniers temps. Il faudra que j’aille lire vos messages précédents. Merci en tout cas de partager avec nous ces entretiens fort instructifs.