Un ouvrage paru en 2007 avait pour titre : “Tourcoing, l’Audace de la discrète”. C’est vrai que Tourcoing n’aime pas s’afficher, se place souvent derrière Roubaix jusqu’à suggérer qu’il n’y a qu’une seule ville réunies par un trait d’union. Et pourtant, contrairement à sa cadette, grandie un peu trop vite, Tourcoing a son nom inscrit sur l’Arc-de-triomphe parmi les grandes batailles de la Révolution et de l’Empire. Car à Tourcoing, une bataille d’une importance considérable s’est déroulée en Mai 1794. C’est l’arrêt de l’offensive des armées alliées sur Lille qui a mis fin à leur présence sur le territoire français jusqu’en 1814. C’est l’écrasement de leurs colonnes à Tourcoing et dans ses environs immédiats qui a retourné la situation, permis l’invasion de la Belgique actuelle par les armées de la République et amené la victoire de Fleurus que tout le monde connaît alors qu’elle n’est que la conséquence de celle de Tourcoing que beaucoup ignorent. Un historien anglais, Hilaire Belloc, a souligné le niveau de cette victoire en la comparant à Fontenoy. On peut y voir, en effet, la Bataille de la Marne de la Révolution. Est-ce vrai ? Et comment cette audacieuse victoire a-t-elle pu se faire aussi discrète ?
Depuis la déclaration de guerre de guerre d’avril 1792, la ville-frontière a subi de nombreuses occupations et se trouve exposée avec les hameaux qui l’environnent à des incursions et à des pillages. Autrichiens, Hollandais et Prussiens s’y adonnent tour à tour. La guerre civile latente en France pousse les troupes françaises de retour à procéder à des mesures de rétorsion contre les ennemis de ce qui est devenu la République française entre-temps. Le couvent des Récollets en sera victime. Deux ans après Valmy, cette escarmouche où la dysentrie et la fougue patriotique avaient fait fuir les Prussiens et transformé un échange assez modeste en évènement militaire fondateur de la République, l’affrontement principal s’est déplacé de l’Est vers le Nord. L’Armée Française fait face aux forces alliées, entre la mer du Nord et les Ardennes. Deux victoires à Hondschoote et Wattignies ont marqué l’automne 1793 au profit de la France. Après la trêve hivernale, les combats reprennent : les Français s’emparent de Courtrai, puis de Menin et dominent à l’ouest tandis que les alliés font tomber Landrecies qui leur ouvre la route de Paris à l’est.
Deux armées, deux styles de commandement, deux stratégies vont s’opposer et le lieu crucial de ce duel s’appelle Tourcoing. Les effectifs sont considérables : 80 000 hommes de part et d’autre, quand il n’y en avait que 70 000 en tout à Valmy. Des chefs célèbres : le concepteur de la stratégie française n’est autre que Lazare Carnot. C’est lui qui donne pour instruction d’écraser l’ennemi dans l’entonnoir de la Lys et de l’Escaut. Le chef de l’Armée du Nord, Pichegru a quitté Lille pour se rapprocher du secteur d’opérations que semble privilégier l’adversaire, à l’est. En fait, les événements vont se précipiter : tandis que le général de division qui commande à Lille, Souham, entame l’offensive vers le nord, en direction de Roulers selon les directives de Carnot, les Alliés vont faire glisser tout leur dispositif pour prendre cette avancée française en tenaille et opérer la destruction d’une armée coupée de sa base arrière. Six colonnes s’élancent pour effectuer leur jonction autour de Tourcoing. L’Empereur d’Autriche est à Templeuve. Le Prince de Saxe-Cobourg dirige les opérations conçues par son Chef d’état-major, Karl Mack. Les Hanovriens et Prussiens de De Bussche visent Mouscron, les Autrichiens du Feldmaréchal Otto se dirigent vers Tourcoing par Wattrelos, le Duc d’York, fils du roi d’Angleterre a Mouvaux pour objectif, le comte Kinsky et ses 10 000 Autrichiens et Hessois doivent atteindre Lannoy par Bouvines, l’Archiduc Charles qui vient de prendre Landrecies traverse la plaine en direction de Lannoy, également, mais par Pont à Marcq. Toutes ces marches convergent vers Tourcoing d’est en ouest. C’est la sixième colonne du Feldzeugmeister Comte Clerfayt qui doit refermer le piège en traversant la Lys et en descendant du nord au sud vers Linselles.
Tourcoing aurait pu ainsi devenir un Waterloo avant l’heure. La montée des Français vers le nord dans l’ignorance du plan des alliés, la concentration des troupes ennemies pouvaient conduire à un désastre militaire. Ce fut, au contraire, une éclatante victoire. Le commandement y a une grande part : en face de la hiérarchie nobiliaire, qui inhibe la qualité militaire, apparaît la fougue, le courage et l’intelligence de jeunes généraux qui ne doivent leurs grades récents qu’à leurs talents. Cinq colonnes alliées ne forment que deux armées l’une commandée par un fils de roi, l’autre par un archiduc. L’Empereur, au caractère incertain, intervient dans les décisions. Les rivalités entre les chefs ne manquent pas. On peut même soupçonner dans les étonnants retards de Claifayt, excellent tacticien, la volonté de nuire à York. Côté français, en revanche, la solidarité est forte, par exemple entre Souham et Moreau. Le second, commandant lui aussi une division, se place de bonne grâce sous les ordres du premier, à la demande de Pichegru. Souham sait écouter les avis, et notamment ceux de Reynier, le chef d’état-major qui jouèrent un rôle déterminant. Parmi les noms à retenir il en figure deux illustres, ceux de Vandamme et de Mac Donald. Le premier, ardent révolutionnaire, proscrit à la Restauration, que son caractère entier empêchera d’être Maréchal, et dont le courage et l’énergie se déploieront durant ces deux journées. Le second, lui, sera Maréchal d’Empire, et après avoir présenté la couronne de Louis-Philippe au Parlement prendra une majestueuse retraite. Vandamme opposera une farouche résistance à Clerfayt à partir d’Halluin et Bousbecque et empêchera sa jonction avec les Alliés parvenus à Tourcoing . Il ne manquera que de peu de l’anéantir avant qu’il n’eut repassé la Lys. Mac Donald, à partir de Neuville et du Mont d’Halluin, foncera sur Tourcoing par le nord, et passant par le Dronckaert, le Pont de Neuville, les Orions et les Phalempins, viendra se heurter aux Autrichiens retranchés rue Saint-Jacques ( à l’époque, des Récollets) et rue du Haze. Le corps de Malbrancq était, lui, parvenu jusqu’à la rue de Lille à partir du Blanc-Four et du Brun-Pain, et c’est alors que Jean-Baptiste Castel, un Tourquennois, indiqua le passage de la ruelle des Madrilles aux Français, qui purent déboucher par surprise sur la Grand-Place et bousculer les Autrichiens. Otto, le chef autrichien est alors contraint à une sanglante retraite sous le feu des canons installés à L’Epidème autour du Moulin Tonton, comme le montre la fresque de la salle du Conseil Municipal à la Mairie de Tourcoing. Le duc d’York, dont les troupes anglaises avaient ouvert avec une ardeur féroce la route de Mouvaux la veille et s’apprêtaient à joindre celles de Clairfayt par Bondues, est maintenant menacé par les Français qui débouchent de Tourcoing, tandis que le général Noël venant par Roubaix et Croix et franchissant le Pont du Breucq laissé intact par l’ennemi le prend à revers, et disloque la colonne britannique. Dans sa fuite, le duc d’York faillit être fait prisonnier par des Français menés par François Desurmont, le fils du Maire de Tourcoing.
Pour résumer ces deux jours éblouissants des 17 et 18 Mai 1794, le premier avait vu la mise en oeuvre du plan allié, mais aussi les retards et les atermoiements qui vont précipiter son échec. La colonne de l’archiduc Charles arrive épuisée par une marche de 60 Km et avec six heures de retard. Elle ne prendra pas part au combat décisif. De Bussche, d’une prudence sans doute excessive se tiendra coi. Clerfayt prendra également du retard. Ce sont donc les deux colonnes aventurées à Tourcoing et ne comptant que 25000 hommes qui vont, sur l’exigence de l’Empereur, tenir leurs positions et recevoir l’assaut de 72000 Français durant le deuxième jour qui décidera de la victoire. Les soldats français feront preuve durant les combats et aussi durant les marches et contre-marches épuisantes d’une résistance et d’un entrain animés par un patriotisme inconnu des mercenaires aguerris et courageux, mais nullement enthousiastes, qui font face à leurs redoutables charges à la baïonnette. La cavalerie alliée était très supérieure, mais le terrain bocager et coupé de nombreux petits cours d’eau ne se prêtait pas à son utilisation et fut donc plutôt un handicap pour les effectifs en présence.
Bataille historique, donc. C’est un historien anglais, Hilaire Belloc qui l’affirme : “Tourcoing, c’est une phase fondamentale dans le développement des forces politiques qui menèrent à l’établissement du monde moderne.” Pourquoi est-elle si discrète. C’est aussi parce qu’elle prélude au monde d’aujourd’hui. Cette victoire a été obtenue par des généraux et par des soldats. Mais la politique repose désormais sur la communication, c’est à dire sur la capacité des politiciens de donner un sens et un poids aux événements. Bonaparte et sa désastreuse expédition d’Egypte en fournissent un bon exemple. Or, deux hommes politiques se livrent un duel en arrière-plan de la bataille de Tourcoing : le génial et intègre Carnot et l’Archange Saint-Just, qui se haïssent. Le premier ne quitte pas Paris où il est membre du Comité de Salut Public et préside la Convention. C’est néanmoins lui qui va organiser la victoire par ses conseils et surtout par les moyens qu’il va méthodiquement réunir. Saint-Just, l’ami de Robespierre, est un terroriste qui sous sa beauté et ses accents généreux cache un esprit dépourvu d’humanité. Thermidor sauvera Carnot de la mort que Saint-Just lui avait promise. Mais Saint-Just, absent à Tourcoing est présent à Fleurus aux côtés de Jourdan. Il dit avoir décidé de porter à nouveau l’offensive plus à l’est quand Carnot avait opté pour la Flandre. Quant à Pichegru, ce général très politique qui ne joua aucun rôle dans la bataille, il sera Président du Conseil des Cinq-Cents, et mourra en prison après un complot manqué. Pour l’instant, ses calculs l’amènent à soutenir Saint-Just et à minimiser la bataille de Tourcoing, qui en fait, d’ailleurs a couvert l’ensemble du pays du Ferrain.
J’avais pour ma part souhaité qu’une grande manifestation vienne rappeler aux Tourquennois et aux autres l’importance considérable de cet événement à la manière dont De Villiers avait célébré la Vendée Militaire. C’était la même époque. Evidemment le combat n’était pas le même, mais les deux, comme beaucoup d’autres, tissent dans leur diversité ces identités qui, réunies, sont l’Histoire de France.