Plus un mot envahit le bavardage politique, plus la surabondance du mot cache l’affaiblissement de la chose. Ainsi en est-il du mot citoyen. Son sens est clair : il désigne le membre de la Cité, qui participe à l’expression de la volonté générale de celle-ci. Présent sur l’Agora athénienne, il vote, rejoint par la citoyenne, lors des scrutins des nations démocratiques. Pour cela, il doit répondre à des critères restrictifs d’âge et de situation juridique. On peut aussi souhaiter qu’au-delà du citoyen de papier, il y ait aussi une dimension affective de la citoyenneté.
On peut espérer que le citoyen ne soit pas comme le passager clandestin d’un bateau ou comme un simple visiteur. Le premier n’a pas payé son billet et tire seulement avantage de la traversée. Par compassion, le commandant le nourrit, l’héberge, le fait soigner gratuitement, mais en dehors de l’intérêt qu’il y trouve, le passager clandestin ne s’intéresse pas à l’avenir du navire et moins encore à son passé. Le visiteur, quant à lui, peut admirer le bateau, mais lorsqu’il aura retrouvé sa maison, les traversées et même le naufrage du vaisseau le toucheront peu. Il y a bien sûr les passagers qui paient leur voyage, c’est-à-dire les immigrés qui sont venus travailler et paient leurs impôts et leurs cotisations en contrepartie desquels ils bénéficient des infrastructures, de la sécurité, des prestations sociales, comme les passagers d’un paquebot utilisent ses services. Pour autant, leur vie est ailleurs, sur la terre qu’ils ont quittée, où ils font construire une maison pour y retourner un jour, et dont ils écoutent les informations quand ils sont dans leurs cabines. Les citoyens, ce sont les membres de l’équipage de ce navire : celui-ci n’appartient pas à une compagnie internationale dont les capitaux seraient qataris et le drapeau panaméen. C’est une coopérative. Les familles des marins en sont propriétaires. Ils peuvent accueillir un nouveau membre, mais celui-ci devra passer un examen, non seulement pour prouver son utilité, mais aussi sa connaissance du bateau et de son histoire. Il devra aussi témoigner d’un attachement à celui-ci, d’une volonté d’y fixer sa vie, afin que soit justifiée la solidarité des autres marins jusqu’à sa mort. Bien sûr, le navire pourra enrôler des supplétifs, recueillir les naufragés, mais ceux-ci ne feront pas partie de l’équipage : ils ne seront pas des citoyens, n’auront pas à décider de la destination des traversées, ni du prix du billet. La citoyenneté n’est pas seulement une situation juridique, mais aussi une adhésion charnelle et spirituelle à la Nation dont on est membre. C’est parce qu’on est viscéralement attaché à elle qu’on a une légitimité morale pour participer à la construction de son avenir.
Or cette belle notion, qui de la Cité grecque à la Nation moderne, est inséparable de la démocratie est aujourd’hui grignotée de toutes parts. Elle reliait les trois principes de la République : l’égalité qui donne le même poids au vote du pauvre qu’à celui du riche, la liberté que l’un et l’autre ont de faire des choix lors des scrutins auxquels ils participent, et la fraternité de ce plébiscite quotidien des marins embarqués sur le même bateau. On a commencé par en faire un adjectif soulignant l’engagement désintéressé. On a parlé d’entreprises ou d’associations citoyennes. Une fois cette discrimination admise, on l’a définie par des choix idéologiques, pas forcément ceux de la Nation. Il y avait donc des citoyens plus citoyens que d’autres… Après avoir attaqué la notion par le haut, on l’a diluée en bas. La citoyenneté européenne était une belle idée… tant que l’Europe avait vocation à devenir une grande démocratie. Pour cela, il fallait qu’elle approfondisse ses institutions sans élargir ses frontières. Or, elle fait de l’oeil à l’Ukraine et la Lettonie rentre dans l’Euroland où la Suède n’est pas. L’Europe est un “machin” technocratique à géométrie variable, dont les “citoyens” élisent un parlement qui ne le sera qu’en mettant fin à cette comédie, un parlement où des députés français peu actifs, inconnus de leurs électeurs, s’ennuient parfois. Les “citoyens” européens peuvent aussi voter aux municipales dans leur pays de “résidence”. Des “Roms” se sont inscrits à Villeurbanne, alors qu’on a des raisons d’être inquiet de cette immigration, de ses motivations et de ses conditions. Cerise sur le gâteau : ces “campeurs” bénéficient d’une domiciliation grâce à leur inscription à l’AME synonyme de totale gratuité des soins sans cotisation. L’égalité entre les “Européens” ne peut que susciter le sentiment d’une injustice chez celui dont la vie est inscrite dans une ville et dont le poids sera égal à celui qui y campe depuis peu, et votera pour ses “droits” non pour le Bien Commun. C’est la porte ouverte à ce contre-sens de la citoyenneté de résidence, du vote des étrangers non-européens, fruit d’une idéologie folle ou de sordides calculs électoraux. Comment ne pas voir qu’en dissolvant la citoyenneté, c’est non seulement la Nation, mais la Démocratie que l’on met en péril, tant les citoyens, les vrais, s’en verront dépossédés.