L’Ukraine, très proche de la Russie, trop proche pour ne pas vouloir s’en distinguer, tiraillée entre la catholique Pologne et l’orthodoxie moscovite, qui parle l’Ukrainien à Lviv, russe à Kharkov et les deux langues à Kiev, est depuis toujours écartelée entre l’Est et l’Ouest. Elle est libérée des Tatars par les Lithuaniens et les Polonais, puis de ces derniers par les cosaques soutenus par les Russes, au nom de la foi orthodoxe. Elle accueille les Allemands en libérateurs puis les combat. Elle est la Petite Russie, la Marche frontalière pour les Russes. Elle est le Berceau de la Russie et la patrie par excellence pour les nationalistes. A l’Ouest, les Uniates, grecs-catholiques qui reconnaissent le Pape sont les plus nombreux, cinq Millions. Partout ailleurs, ce sont des Othodoxes, majoritairement rattachés au Patriarcat de Moscou, la seule obédience religieuse à avoir traversé sans trop d’encombres la période soviétique. Mais plus favorables à l’Ouest, il y a deux autres églises orthodoxes, nées à des moments cruciaux de l’histoire du pays : la première naît en 1921 avec l’éphémère indépendance et se veut autocéphale. La seconde instaure un quatrième patriarcat à Kiev en 1989 lors de la marche qui conduit à l’indépendance actuelle. L’orthodoxie n’est pas la Russie. En dehors de la Crimée les russophones habitent surtout les centres industriels et urbains. Les campagnes sont plus ukrainiennes. Ces divisions ont été entretenues et avivées. La Russie des Tsars a favorisé le russe et l’orthodoxie jusqu’à tenter de tuer la culture nationale. Les communistes ont réprimé les Uniates et les nationalistes suspectés de trahison au profit des Allemands, puis du camp occidental.
Ces divisions se projettent sur la politique. Le vote est très géographique et suit les répartitions linguistiques, voire religieuses et même ethniques. L’Eglise orthodoxe a soutenu le Président déchu Ianoukovitch, élu par l’Est et le sud russophones et considéré comme pro-russe. Son parti, celui des Régions, souligne par là que l’Ukraine est un ensemble pluriel qui comprend aussi des régions qui ne sont pas peuplées d’Ukrainiens. Ses deux principaux rivaux, Ioulia Timochenko et Viktor Iouchtchenko étaient au contraire , pour le parti “Patrie” et “Notre Ukraine” favorables à l’identité ukrainienne et élus majoritairement à l’Ouest. Ces tropismes opposés sont à l’oeuvre en ce moment même dans la crise qui secoue le pays. Il faut en mesurer les risques et en évaluer les enjeux. Le risque est de rallumer une grave tension entre le camp “occidental” et la Russie en humiliant dangereusement ce grand pays. Celui-ci n’est plus l’URSS, l’Empire du Mal, un système totalitaire surarmé, occupant la moitié de l’Europe, menant des actions sur l’ensemble de la planète en vue d’imposer une manière de vivre et de penser incompatibles avec la liberté. C’est un Etat qui a abandonné ses projets de domination mondiale, qui a permis l’accès à l’indépendance réelle non seulement des pays qu’il avait occupés en 1945 à l’issue d’une victoire chèrement payée en vies humaines, mais aussi de ceux qui avant 1917 faisaient partie de l’Empire des Tsars. Cette puissance amoindrie qui affronte de nombreuses difficultés démographiques, économiques, ethniques se redresse grâce à la volonté d’un homme politique exceptionnel, Vladimir Poutine. Elle participe au concert des nations, s’intègre aux échanges internationaux, participe à la lutte contre le terrorisme. Ses traditions, sa taille, sa complexité ne donnent pas à son système politique le visage que souhaiteraient lui voir les dirigeants et les médias de l’ancien monde libre. A la tête de celui-ci, les Etats-Unis font preuve à l’encontre de la Russie d’une arrogance inconvenante.
Les menaces du Président Obama à propos de la Crimée sont inéquitables et entachées d’amnésie. La Crimée n’a été rattachée à l’Ukraine que récemment. Sa population est russe très majoritairement. S’y trouve une base maritime stratégique essentielle pour la Russie. Que celle-ci entende protéger les populations qui l’appellent et faciliter la tenue d’un référendum sur sa séparation d’avec l’Ukraine, son indépendance ou son retour à la Russie n’a rien de scandaleux. La Crimée bénéficie déjà de l’autonomie et c’est son parlement qui a décidé une consultation populaire. D’une part, la Russie a toujours fait en sorte de protéger les régions qui dans les républiques devenues indépendantes souhaitaient rester dans son orbite. C’est le cas de la Transnistrie en Moldavie, de l’Abkhasie et de l’Ossétie du sud en Géorgie. Il s’agit soit d’une intention stratégique soit du souhait de répondre à la demande des populations. Dans les deux cas, les Etats-Unis, eux aussi, n’ont pas hésité à intervenir hors de leur territoire sans mandat des Nations Unies. Ils ont également favorisé l’indépendance de régions mettant en cause l’intégrité territoriale des Etats. Le rattachement de la Crimée à la Russie après référendum serait au moins aussi légitime que l’indépendance du Kosovo. Il faut en finir avec les ingérences et les intégrités territoriales à géométrie variable, en finir avec les émotions autour des effervescences populaires peut-être manipulées, les printemps dont on ne mesure pas les suites. C’est seulement en respectant la Russie que l’Europe peut créer les conditions d’une évolution favorable pour l’Ukraine. Celle-ci doit cesser d’être écartelée entre l’Occident rêvé par ses nationalistes à l’Ouest du Dniepr et une Russie dont les habitants situés à l’Est du fleuve gardent la nostalgie. L’Ukraine est évidemment plus européenne que la Turquie. Mais il est irréaliste d’imaginer une nouvelle extension de l’Union Européenne, déjà beaucoup trop étendue, jusqu’aux portes de la Russie. L’Ukraine doit faire le choix d’être un pont entre l’Europe et la Russie plutôt que de se déchirer intérieurement. Il doit être clair qu’elle ne s’intégrera ni à l’OTAN ni à l’Union Européenne, qu’elle gardera des relations militaires et économiques privilégiées avec la Russie, mais qu’elle devra aussi sous l’autorité de gouvernants plus honnêtes et davantage reconnus au plan international prendre toute sa place de pays européen au potentiel considérable. Elle doit sauvegarder son unité, à l’exclusion de la Crimée, accepter sa pluralité, assainir son économie, cesser de tendre sa sébile à l’Est et à l’Ouest pour devenir un partenaire de l’un et de l’autre. Elle en a les moyens. Il faut que ses dirigeants en aient la volonté.