En ce long week-end qui permet de fêter le travail en le délaissant un peu plus que d’habitude, la France fait le pont, mais elle n’en construit pas. Ce repos fournit l’occasion de revenir sur un concept cher à notre immense Président qui chaque jour illumine l’avenir radieux du pays par la clarté de sa pensée. L’Etat stratège avait-il proclamé. Cette notion illustrait une fois encore le génie national qui s’exprime chez de hauts fonctionnaires brillants et des conseillers, amateurs de belles chaussures ou non, souvent formés dans les mêmes écoles dont nous pensons malgré notre modestie bien connue que le monde entier nous les envie. Possédant le savoir qui éclaire les chemins du futur, regardant de haut le vulgaire populisme et la France qui, le nez sur le guidon du travail ou de sa recherche, ignore où demain le conduit, notre caste dirigeante issue de l’ENA et de Sciences-Po, parfois d’autres grandes écoles, et pour ses membres les plus modestes du sérail des grands partis, fait le pont, elle-aussi, entre Colbert, Keynes, Attali et les lendemains où le rêve français sera réenchanté.
Pour être franc, il faut reconnaître que le mauvais sort s’acharne souvent sur les prédictions de nos brillants esprits et s’entête à gêner le déroulement de leurs programmes. Cela ne doit pas dissiper cette fierté de l’exception française qui nous permet d’avoir raison contre tout le monde. L’Etat stratège engage des batailles décisives, même si leur issue semble marquée par une grande malchance. C’est ainsi que l’Etat a sauvé Alstom en 2004. Ayant quitté le capital de cette entreprise, en 2006, il n’a repensé à celle-ci que deux Présidents plus tard, et a immédiatement énoncé la stratégie : un grand Airbus de l’Energie et un autre des transports, tous deux européens. Certes, cette vision correspond peu à la réalité actuelle où les politiques énergétiques de la France et de l’Allemagne se sont écartées comme jamais et où Alstom loin derrière Général Electric et Siemens pour l’énergie, devance le second pour les transports, notamment ferroviaires. Mais le propre de la prospective est d’imposer l’idée lumineuse au réel terne et médiocre. L’Etat français, depuis des années, veut relancer notre industrie et freiner le chômage dans ce secteur. Par une sorte de malédiction et d’injustice pour l’inventivité de nos énarques, le déclin ne cesse de s’accentuer.
L’un des moments phares de notre Etat stratège s’est situé sous le quinquennat précédent. Fin 2008, notamment dans son discours de Douai, à deux pas des usines Renault, Nicolas Sarkozy développait une stratégie paradoxale à la Foch. La situation était difficile. C’est le moment d’attaquer ! Lança-t-il. Nous avions demandé un délai à la Commission de Bruxelles pour rentrer dans les clous de Maastricht. Or la crise avait accru les déficits. Eh bien, nous allions les creuser davantage pour investir, pour créer de l’activité, pour renforcer notre industrie. Trois offensives se sont succédé. On a d’abord restauré le secteur bancaire, avec un gain pour l’Etat à l’arrivée. On a ensuite fait face au ralentissement économique avec un plan de relance, un de plus, et on a lancé le troisième étage de la fusée avec un grand emprunt destiné à financer les équipements d’avenir. Les pesanteurs nationales plus têtues que l’attraction terrestre ont malheureusement joué. La démagogie qui veut faire plaisir à tout le monde s’est mariée avec la technocratie toujours ravie de faire compliqué pour montrer son talent. Bref, l’Etat, déjà endetté, a eu beau s’inventer un fonds souverain avec la Caisse des Dépôts et Consignations, une idée un peu surprenante dans un pays dépourvu des excédents de Singapour ou du gaz de Norvège, le recul de l’industrie a été plus rapide en France qu’ailleurs : telle est la conclusion d’une étude du Trésor. Sa balance commerciale est passée d’un excédent de 13,3 Milliards d’Euros en 2003 à un déficit de 33 Milliards en 2011. L’Etat prétendait intervenir pour défendre nos fleurons et peut-être en développer, mais il laissait filer les coûts salariaux, lesquels augmentaient de 10% entre 2000 et 2012 quand ils reculaient de 6% en Allemagne. Pour dépenser, même en investissements, il faut de l’argent, du crédit, et pendant ce temps, l’absence d’économies empêche d’aller à l’essentiel, au structurel, à la baisse globale des charges, et non à cet empilement de seuils et de plafonds, que la créativité technocrate a réalisé. L’industrie allemande nous a laissés sur place, mais même la Britannique ou l’Italienne font mieux, avec respectivement 27,9%, 21,3% et 25,3% du PIB pour l’industrie contre 19,1 en France. Le jugement de la Cour des Comptes sur le plan de relance est sans appel. Son impact sur le PIB a été de 0,5% pour un coût de 1,4%. Ni les entreprises publiques, ni les collectivités territoriales n’ont effectué les investissements attendus. Elles ont restauré leur trésorerie. Il est vrai que le saupoudrage démagogique de l’Etat avait donné l’exemple. Que penser par exemple du Fonds d’expérimentation de la Jeunesse de Martin Hirsch dôté de 200 Millions ? On comprend le geste politique, mais celui-ci n’a rien à faire dans une stratégie économique. De la même manière, les investissements d’avenir financés par le grand emprunt ont fait naître 1000 projets, un nombre à la Chinoise façon Mao. Certains concernaient les Pôles de Compétitivité, création d’avant-crise de l’Etat stratège qui les a multipliés afin de satisfaire les élus locaux. Cette dispersion leur a ôté la masse critique, qui est le défaut de beaucoup de nos activités industrielles, depuis les PME jusqu’à la branche énergie d’Alstom. L’OCDE a de plus souligné la faille de cette idée de génie : les investissements arriveront trop tard pour répondre à la crise, mais leur poids sur l’endettement du pays sera un handicap de plus pour son redressement. Alain Juppé et Michel Rocard viennent de démissionner de leur co-présidence du Comité de Surveillance affecté à la réalisation de ces projets. Leur désignation était essentiellement un acte politique. Ils ont préféré mettre fin à leur rôle décoratif et symbolique. Ils l’acceptaient sous la tutelle d’un Matignon qu’ils avaient occupé, mais pas sous Montebourg : on les comprend.
Le bilan de l’Etat stratège n’est guère éloquent : complexité technocratique, saupoudrage démagogique, gestes politiques hors-sujet. Pendant ce temps d’autres grandes manoeuvres de nos “Napoléon” élyséens avec le Grenelle de l’Environnement, par exemple, fusillaient les OGM, interdisaient le gaz de schiste, nous bombardaient de taxes “éco” en tous genres. Mais elles mettaient fin au projet d’A24 indispensable pour l’agglomération lilloise, pour celle d’Amiens et pour la sécurité sur l’A1. Curieux stratège que celui qui trace des plans sur la comète, mais perd les batailles décisives.