Pour qu’il y ait démocratie, il faut qu’il y ait un Démos, un Peuple. Ceci implique d’abord qu’une grande partie de la population se sente mobilisée. On peut admettre qu’un nombre important d’électeurs s’abstienne lors d’un référendum à la suisse, sur une question qui ne sensibilise qu’une part de l’opinion, l’autre laissant le choix à ceux qui s’y intéressent. Mais lorsqu’il s’agit de se faire représenter et qu’une large palette de listes offre une grande diversité d’opinions, l’abstention est un premier signe du retrait de la population du jeu démocratique. Il en perd évidemment de sa légitimité. Presque 60% d’abstentions, cela signifie que l’élection n’est pas considérée comme valable par une majorité d’électeurs. En second lieu, la démocratie est le régime qui repose sur l’expression d’une volonté générale. C’est la conclusion qui est tirée des élections présidentielle et législative, lorsqu’un écart de voix entre deux options en désigne une pour gouverner le pays. Les élections européennes sont totalement étrangères à ce principe. La proportionnelle disperse les voix entre de multiples positions idéologiques qui ne sont pas des choix de gouvernement. Chaque pays vote en fonction d’un contexte politique qui lui est propre. Les Allemands ont voté pour le parti de Mme Merkel, les Français contre celui de M.Hollande et aussi contre une Europe dont ils ne veulent pas. Les Portugais ont préféré les socialistes de l’opposition à la droite au pouvoir. Les Grecs ont voté contre l’Europe, mais à l’extrême-gauche. Pas la moindre volonté générale dans une prétendue Union Européenne qui n’existe pas politiquement. Le Parlement Européen est un décor. L’Inde avec 1,2 Milliards d’habitants vient de voter. Le BJP nationaliste y a battu le Parti du Congrès assez nettement. La volonté générale s’est exprimée. Enfin, à défaut de dessiner immédiatement une majorité de gouvernement, illusoire dans les institutions européennes, on peut au moins s’en tenir à l’idée d’une représentation des citoyens. Or, les électeurs Français ont élu des gens qu’ils ne connaissent nullement sur la base de circonscriptions artificielles. Aucun lien réel ne sera maintenu dans les cinq ans qui viennent entre les élus et les électeurs. Ces derniers ignoreront les activités de leurs députés et ceux-ci pourront négliger leurs électeurs. Or, la démocratie doit reposer sur une relation de proximité totalement absente ici.
Ce tableau particulièrement sombre d’une non-démocratie s’achève, en France, par la nette victoire d’un parti, le Front National, qui refuse justement ce système et n’a dans le fond pour but que d’aller au Parlement Européen pour en casser le décor. Que l’un des pays fondateurs de la construction européenne ait envoyé un tel message devrait provoquer dans notre caste politique une intense et salutaire réflexion. Dans le noyau dur d’origine, il y a le gagnant, l’Allemagne, et le perdant, la France. Cet échec n’est pas dû à l’Europe, mais à la politique menée par l’oligarchie médiocre et prétentieuse qui nous gouverne. L’Europe, et singulièrement l’Euro, sont devenus pour la France des pièges, trappe à désindustrialisation, trappe à déclin, trappe à identité. Le score du Front National exprime ce double sentiment de rejet des politiques menées nationalement et de refus de l’Europe telle qu’elle se construit. L’Europe est déjà disloquée entre les fondateurs dont l’enthousiasme a fondu, les sceptiques qui n’étaient rentrés que sur la pointe des pieds et sont prêts à ressortir et les rescapés des dictatures qui ont retrouvé les contraintes de la crise après avoir goûté à la liberté et à la croissance. Il n’y a guère que les candidats à l’entrée à connaître encore la ferveur européenne. A court de pauvres arguments pour appâter l’électeur repu ou déçu, on a fait miroiter l’élection par le Parlement du Président de la Commission. Mais celle-ci demeurera, heureusement, l’émanation des gouvernements nationaux. Et si aucune majorité nette ne se dégage, il est possible qu’aucun des candidats pressentis ne soit l’heureux élu. L’élection qui s’est terminée aujourd’hui a donc un mérite, celui d’avoir montré que l’Europe est un simulacre, voire une caricature de démocratie. Puissent les vainqueurs du jour être capables de provoquer une rupture véritable. Mais la force de ce système absurde est précisément d’anesthésier le résultat, fût-il significatif, obtenu dans un pays. La non-démocratie européenne est bien protégée contre les risques de la vraie démocratie.
2 commentaires
J’acquiesce totalement à votre analyse mais quoiqu’il en soit, démocratiques ou pas, ces résultats aux Européennes c’est un peu la chronique d’une situation annonçée…et de longue date .Quant à ceux qui se déclarent surpris ou étonnés aujourd’hui, ils sont, soit aveugles, sourds, ou de mauvaise foi.
Bien d’accord, mais ces élections auront au moins exprimé une montée quasi-générale de l’anti-européisme, et ce, même dans la tranquille Suède, où les bons résultats de la gauche et des verts, les deux partis eurosceptiques locaux, vont dans le même sens que les victoires des partis dits populistes dans nombre d’autres pays de l’UE.
Tout cela n’aura probablement que peu d’incidence sur le fonctionnement de la machine technocratique bruxelloise. En revanche, sur les politiques intérieures de chacun des pays-membres concernés, cela signifie des redistributions majeures des rapports de force établis parfois depuis si longtemps qu’on les pensait inamovibles. Au Royaume-Uni, face à la victoire historique de l’UKIP, Cameron en est réduit à la politique de l’éolienne et à entonner une suite de promesses creuses, très précisément comme Valls ici. J’imagine que le même tableau a dû se reproduire à l’identique dans chacun des pays concernés (ce qui fait quand même du monde).
L’UE aura au moins réussi ce double tour de force : l’unanimité contre elle et le bouleversement complet d’équilibres politiques locaux. Faut-il qu’elle soit haïssable (on pense en particulier au Traité transatlantique) pour être à ce point haïe !