L’incartade montebourgeoise est évidemment plus grave qu’il ne l’avait crue lui-même. Un Ministre et non des moindres qui ne ferme pas sa gueule, qui ne démissionne pas, et qui demande seulement de changer la politique gouvernementale, une paille, mais dans l’esprit quelque peu narcissique du coupable seulement ! Objectivement, l’édifice institutionnel de la Ve République, vient de se lézarder en direct au début d’une année politique et menace de s’effondrer alors que le pays affronte des difficultés beaucoup plus quotidiennes. Des modifications plus ou moins perceptibles l’avaient affaibli, la qualité défaillante du personnel politique est en passe de l’achever. L’intégration européenne continue sa marche de somnambule qui prive les gouvernants des pouvoirs que les électeurs ont cru leur confier. Le quinquennat a ôté au Président ce qui justifiait sa différence. Il était élu directement par le Peuple avec une durée supérieure à celle de l’Assemblée afin de disposer d’une légitimité pour incarner la Nation dans sa totalité, et non à travers un parti, et afin de viser l’intérêt supérieur du pays dans le long terme. Il n’est plus désormais qu’un chef de parti lié à une majorité dont il a besoin et qui lui doit tout. Plus subrepticement, on a permis aux Ministres de retrouver leur siège parlementaire en abandonnant leur portefeuille. Ce confort accordé aux carrières n’est pas un détail. Le parcours “professionnel” passe désormais avant le sens de l’Etat. La menace d’un échec électoral après démission en avait forcé plus d’un à la sagesse. Il reste un dernier coup de pioche à donner au bâtiment, la proportionnelle, afin d’en revenir au règne apparent des partis et à l’agitation des ambitieux amplifiée aujourd’hui par la saturation médiatique qu’ignorait l’époque de l’unique chaîne télévisée.
Cette situation inédite et cette évolution malheureuse ne sont pas une fatalité. Lorsque le Général de Gaulle, à la Libération, rencontra le dernier Président de la IIIe République, Albert Lebrun, il résuma leur entretien par ces mots terribles, bien dans sa manière : “Au fond, comme chef de l’Etat, deux choses lui avaient manqué : qu’il fût un chef et qu’il y eut un Etat”. La Ve République était conçue pour éviter ces deux écueils. La suprématie de l’exécutif sur le parlementaire assurait qu’il y eût un Etat. Le recours à des Ministres extérieurs aux partis, y compris le Premier, de Pompidou à Barre, et l’obligation constante de consulter le Peuple directement, par des élections ou des référendums, en mettant les partis sur la touche, visaient le même but : qu’il y eût des chefs toujours prêts à incarner leurs responsabilités et un Etat distinct du jeu politicien. Sans vraiment nous en apercevoir, nous sommes retombés dans le système des partis. Un Etat devenu obèse avec une dépense publique excessive a vu ses marges de manoeuvre se réduire, en haut par la technocratie européenne, en bas par la décentralisation, et sur les côtés par le grignotage du politique par le juridique entre avis du Conseil d’Etat, censure du Conseil Constitutionnel et indépendance ombrageuse de la Justice. Pendant ce temps, deux partis se sont partagés le pouvoir et ont rythmé l’alternance, le PS et le RPR-UDF devenu l’UMP. Comme toutes les grandes démocraties connaissaient une situation analogue, nous avons trouvé cette évolution normale. En fait, ces partis ont tué l’esprit même de nos institutions, le sens de l’Etat !
Les Britanniques qui offrent le modèle d’un système parlementaire bi-partisan ont toujours fait preuve d’un sens aigu de l’intérêt national qui les met à l’abri de ce risque. La France n’a pas du tout la même histoire et elle est retournée à ses détestables penchants gaulois. Aujourd’hui, l’Etat existe moins, mais il existe. En revanche, les deux formations qui occupent l’essentiel du pouvoir ont systématiquement promu un personnel politique totalement dénué du sens de l’Etat. La politique est devenue une profession, les politiciens font carrière. S’ils ont un plan pour celle-ci, l’accélération du rythme médiatique les détourne de la réflexion et de la vision à long terme. On en arrive à ce paysage où plus personne n’est à sa place, ni ne sait ce qu’il conviendrait d’y faire. Le Chef de l’Etat n’est pas un chef. Il a perdu sa dignité sur un scooter, a toujours manqué de ce prestige nécessaire au commandement et voit aujourd’hui son autorité bafouée par un Ministre qui n’hésite pas à l’apostropher vulgairement. Mais le Ministre lui-même qui va envoyer une “bonne bouteille” du redressement au Président est-il à sa place ? Mesure-t-on l’inconvenance d’un Ministre de l’Economie demandant de changer la politique dont il est responsable lors d’une fête champêtre et néanmoins partisane ? Sans passer par le Premier Ministre ? La légèreté d’un Ministre Français promettant de hausser le ton avec l’Allemagne, en oubliant le Président et son collègue des Affaires Etrangères ? Mais justement, cet homme n’est pas un Ministre, c’est seulement un de ces histrions du théâtre politique qui se voit déjà au sommet de l’affiche en 2017 et n’hésite pas à piétiner les institutions et l’intérêt supérieur du pays pour prendre ses marques, à déployer sa démagogie pour séduire le parti d’abord et les électeurs ensuite. Valls en tranchant rapidement fait preuve de volonté et de courage. Il soigne son image et prépare aussi son avenir en l’arrimant à une conception plus respectable du service de l’Etat. La comparaison avec le Président lui sera profitable, mais pourra-t-il tenir plus de deux ans encore en défendant une politique qui ne portera pas ses fruits d’ci là ? Dans ce jeu de rôles qui évite les vraies questions comme celle de l’Euro, il est probable que, chez les uns et les autres, le plan de carrière l’emporte sur ce que de Gaulle appelait l’Intérêt Supérieur de la Patrie !