La liberté individuelle ne peut être absolue. Elle ne l’est que chez un individu, le tyran dont les désirs sont des ordres. En démocratie, la liberté n’est réelle que lorsqu’elle s’inscrit dans des limites que connaît celui qui en jouit. L’Etat doit faire respecter ces limites à commencer par celles auxquelles doivent se contraindre ceux qui détiennent une partie de son pouvoir. Cet équilibre mesuré est aujourd’hui rompu. Une course est engagée entre la croissance des moyens dont dispose la liberté individuelle et la possibilité pour l’Etat d’en contrôler les effets et les excès. Le progrès technique a accru considérablement les possibilités de se déplacer et de communiquer. Beaucoup d’Etats voient au contraire leur capacité de contrôle endiguée de triple façon. La répulsion légitime soulevée par les totalitarismes du XXe siècle a suscité la multiplication des barrières juridiques destinées à limiter l’emprise du pouvoir politique sur la vie privée. Le spectre de Big Brother est souvent brandi dès qu’un dispositif de surveillance est envisagé, même lorsqu’il répond à une exigence de sécurité, qui est elle-aussi un visage de la liberté. J’ai milité à l’Assemblée pour la videoprotection dans les années 1990 alors que la gauche y était défavorable et a fait prendre à la France un retard considérable. De même, aujourd’hui, le contrôle précis des passagers des transports aériens à travers la mise en place du PNR (fichier des passagers aériens) prévu pour septembre 2015 fait l’objet d’un débat. Repoussé en commission du Parlement Européen au nom de la sauvegarde des libertés individuelles inséparable de l’Etat de droit, il s’impose désormais pour contrer la liberté de circulation des terroristes. Le souci d’assurer la sécurité tend toujours à donner à celui qui en a la charge la connaissance panoptique des données. Cet “idéal” inquiétant passe par le redoutable croisement des fichiers. L’électronique permet aux instances du pouvoir de contourner sournoisement les limites imposées par le droit. C’est pourquoi ont été créées des autorités administratives indépendantes comme la CNIL en France, chargées à leur tour de contrôler le contrôle et d’en limiter les excès, au risque d’affaiblir les moyens de la sécurité. L’équilibre entre la sécurité et la liberté est toujours fragile et précaire. Les événements comme les progrès le compromettent en permanence.
En second lieu, beaucoup de personnes, même sans jouir de moyens importants, ni de l’appui de groupes peuvent aujourd’hui se procurer des armes ou des technologies qui leur offrent à un moment et à un endroit donnés une supériorité sur la puissance publique. C’est le fusil d’assaut utilisé contre un policier armé de son pistolet, dans le meilleur des cas. C’est la voiture puissante traversant la France à vive allure avec son chargement de drogue. C’est le drone qui survole un site sensible sans que le service de protection puisse utiliser sans risque un moyen approprié de l’abattre. Là encore, le contrôle en amont, le fichage des personnes et du matériel, leur suivi après repérage, la restauration des frontières apparaissent plus sûres que la course coûteuse et sans fin à l’équipement et au recrutement des services de sécurité. La mise en scène du Plan Vigiepirate est un trompe l’oeil qui rassure , mais ne protège pas, notamment les militaires exposés et dont ce n’est pas le métier. La surveillance des personnes dangereuses ou la protection de celles qui sont en danger ou des bâtiments menacés demandent des effectifs considérables. L’épuisement des hommes et femmes mis à contribution commence à se faire sentir tandis que s’accumulent les heures supplémentaires ni payées ni récupérées. L’attentat contre Charlie Hebdo a été commis par des individus qui n’étaient plus surveillés qui ont attaqué un local et des victimes insuffisamment protégés parce que l’attention s’était relâchée. Alors que la dérive de l’Etat-Providence condamne aujourd’hui les gouvernements à réduire la dépense publique, l’Etat-gendarme se retrouve face à des risques inouïs, avec l’obligation de réaliser des économies. La tentation de Big Brother, du fichage généralisé, la multiplication de la sécurité privée, source d’évidentes inégalités peuvent apparaître comme des solutions à ce dilemme.
Enfin, l’Etat-Nation souverain a perdu de sa superbe, surtout en Europe, enlisée dans sa technocratie supranationale. Ces Etats dont plusieurs ont porté la civilisation et dominé le monde sont aujourd’hui toisés par d’autres instances. Au-dessus, des organismes internationaux scrutent leurs finances, imposent des règles, octroient des aides, comme le FMI, des agences de notation privées évaluent leur crédit et déterminent leur capacité d’emprunt et leur coût. A côté, des ONG stigmatisent leurs manquements au respect de certaines exigences dont elles décident, en matière d’environnement ou de droits individuels. En-dessous, des micro-états qu’une courte opération de police suffirait à supprimer permettent de contourner les systèmes juridiques, administratifs et surtout fiscaux des grands Etats aux budgets par trop exigeants. De manière plus souterraine encore, des organisations mafieuses tiennent la dragée haute aux pouvoirs légitimes, comme les réseaux de narco-trafiquants. Il semble bien fini le temps où Victoria rayait d’un trait de plume la Bolivie sur la carte, parce que sa flotte ne pouvait atteindre ce pays qui venait de perdre sa façade maritime et avait eu le front d’insulter son ambassadeur ! Même la réponse musclée de Maggie aux Malouines n’est plus de saison. Une organisation terroriste a créé un Etat qui reçoit l’allégeance de groupes qui contrôlent des portions entières de pays importants comme la Libye ou le Nigéria. Les plus grandes puissances répondent par quelques attaques aériennes à la destruction de sites archéologiques inestimables et aux massacres abominables qui sont perpétrés. Certes tous les Etats ne sont pas logés à la même enseigne. Les Etats-Unis ont toujours Guantanamo, ce lieu de détention extra-territorial et extra-juridique. Certes, ils pratiquent l’assassinat ciblé au moyen de drones. De manière plus classique, ils ont repris la guerre froide avec la Russie, guerre chaude pour les combattants interposés en Syrie ou en Ukraine. Mais l’impression qui domine est un mélange de confusion et d’impuissance.
Face à cette montée des périls, au développement des zones grises, l’idée d’un gouvernement mondial pour régler des problèmes globaux est une utopie faussement séduisante. Avec une telle solution, c’en serait fini de nos démocraties et du pouvoir des peuples de décider de leurs libertés comme de les défendre.