On prête à Malraux une phrase qu’il n’a jamais prononcée : “le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas”. Peut-être a-t-il parlé de mystique ou de spiritualité ? Sans doute espérait-il qu’après les réductions matérialistes de la psychologie, il y eût un rebond vers la transcendance qui arrache l’homme à son animalité. C’est ce cri vers le ciel qu’il a souvent voulu déceler dans l’art à travers des ouvrages comme les Voix du Silence ou la Monnaie de l’Absolu. On est tenté évidemment de reprendre la citation fausse de Malraux tant la religion est à nouveau présente dans les faits majeurs de l’actualité depuis le début de ce siècle. On dénie la religiosité du terrorisme islamiste, mais qu’on le veuille ou non, celui-ci a replacé la religion en tête des thèmes abordés par la presse. Dans notre pays qui ânonne son attachement à la laïcité, l’assassinat d’un prêtre dans son église pendant la messe a permis à l’Eglise catholique de faire entendre sa voix pacifique et a conduit le pouvoir socialiste, si méprisant à son encontre lors du débat sur le “mariage” unisexe, à déployer intérêt et respect à son égard.
Il paraît donc nécessaire dans le brouillard entretenu par les médias et les politiciens sur le sujet de réfléchir et de mettre en lumière quelques idées fortes. En premier lieu, une religion n’est pas une philosophie personnelle qui devrait se cantonner dans le for intérieur, éviter l’exhibition et taire le prosélytisme. La religion est d’abord comme le pensait Durkheim un fait social, essentiel pour une société, et qui est donc un phénomène collectif et public. “Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c’est-à-dire séparées, interdites, qui unissent en une même communauté morale appelée Eglise tous ceux qui y adhèrent”. La religion n’est pas uniquement une croyance. Ce n’est pas seulement un ensemble d’obligations éthiques qui engendrent une mentalité dominée par certaines valeurs. C’est aussi un certain nombre de rites qui réunissent les membres d’une communauté, définissent son calendrier et en rythment le temps, structurent son organisation sociale, de la naissance à la mort, en marquant les grandes étapes de la vie, comme l’adolescence ou le mariage. Notre société continue ainsi à être implicitement chrétienne tout en délaissant les églises et en proclamant sa neutralité religieuse mais le développement en son sein, à partir de l’immigration, d’une communauté religieuse différente qui affirme sa différence avec ostentation et même provocation, est vécu dans l’étonnement ou l’inquiétude.
La contradiction est éclatante : dans une société de tradition chrétienne, une religion minoritaire et étrangère finit par être la plus visible et la plus exigeante en mettant à profit la laïcité affichée. L’accueil de l’autre élargi en tolérance ouverte à tout se trouve confronté à une altérité envahissante et elle-même intolérante. Un dialogue de sourds s’installe. Beaucoup voudraient que les musulmans soient aussi peu visibles que les catholiques. Ceux-ci au travers de leurs symboles, de leurs monuments et de leurs fêtes font partie par habitude du paysage, mais de façon de plus en plus discrète. L’abandon déjà ancien de la soutane par la majorité des prêtres en témoigne. Or, des musulmans en raison de leur nombre grandissant réclament eux-aussi la présence dans les villes de leurs mosquées, l’intégration de leurs rites dans le temps de la collectivité, l’expression symbolique de leur foi dans l’espace public. Une société chrétienne devenue libérale devrait juridiquement l’accepter. Elle pourrait admettre passivement la coexistence des communautés. Or, elle s’y refuse parce que l’identité culturelle qui fonde en réalité le droit est plus forte que lui. Très rapidement, le débat se transporte en effet du religieux au culturel. Les clochers font partie de nos horizons, le porc de notre nourriture. Le vin joue un rôle considérable dans notre civilisation. Il marque l’héritage romain, la liturgie catholique, le savoir-vivre français et n’est pas négligeable dans notre économie. En revanche, l’égorgement des animaux nous répugne quelque peu. On se rend compte alors que toute culture est pétrie de religion et que renoncer à la seconde revient à nier la première. L’affirmation de l’autre altère la possibilité d’être soi-même. La rue envahie par la prière, la femme voilée des pieds à la tête, le “burkini” à la plage, le tapis de prière à disposition dans une salle de l’entreprise, le repas spécifique sont perçus comme des atteintes au chez-soi de l’identité locale. Lorsque le laïcisme militant demande en outre de cacher les saints du calendrier et les croix des lieux publics par souci d’égalité, lorsqu’il prétend effacer les traditions comme les crèches de Noël, alors la résistance s’organise.
Cette réaction spontanée n’a rien d’anormal ni d’agressif. Si l’échange est essentiel chez l’homme, il importe de rester soi-même pour pouvoir encore offrir quelque chose à l’autre. Cette recherche des différences complémentaires est l’un des motifs du tourisme avide des couleurs locales. Mais aller chez l’autre ne revêt pas toujours cet aspect sympathique. Entre l’ethnographie soucieuse de préserver l’ethnie qui est l’objet de son étude et la colonisation de remplacement qui a présidé à la naissance des Etats-Unis ou de l’Australie, toute la gamme existe. Le protectorat français sur le Maroc a été globalement respectueux de ce pays et nos bons rapports avec lui en sont la conséquence. En Algérie, la France au gré de ses régimes politiques a fait tout et son contraire, et cette inconséquence est la cause de nos difficultés particulières avec la population qui est originaire de ce pays parfois animée par un ressentiment surjoué et exacerbé. Certains vont, comme Renaud Camus jusqu’à voir dans la population immigrée en provenance des anciennes colonies une colonisation de remplacement à l’envers. Vladimir Poutine voyait les pays d’Europe occidentale devenir les colonies de leurs colonies passées.