L’échec de la France au Moyen-Orient repose sur deux erreurs essentielles. La première consiste à se dessiner avec une gomme, à se vouloir une république abstraite avant d’être une nation charnelle, à n’être elle-même qu’en se vouant à l’universel. Comme toutes les vieilles nations, la France possède une identité historique et culturelle, simplement plus marquée par la volonté politique d’un Etat que d’autres. La seconde erreur correspond à l’ignorance de cette priorité politique que Carl Schmitt avait soulignée : la reconnaissance de l’ennemi. Ainsi, l’Angleterre a été l’ennemi le plus constant de la France jusqu’au XIXe siècle où elle a définitivement remporté la victoire. Les philosophes du XVIIIe siècle qui, comme Voltaire, en ont fait un modèle, n’ont pas rendu service à leur pays. L’Allemagne a pris la suite. En revanche, l’Autriche des Habsbourg, vaincue par la Prusse après l’avoir été par la France, devait devenir une alliée, mais elle a été écartée en raison de son catholicisme. La Russie, suffisamment éloignée géographiquement et si complémentaire, était le partenaire idéal. Elle a d’ailleurs sauvé notre pays au début de la première guerre mondiale. Mais à la fin de ce conflit, la France a privilégié l’idéologie et oublié le réalisme politique : l’effondrement des empires conservateurs au profit des républiques, la multiplication des petits états nationaux, flattaient la pensée française… et préparaient la catastrophe de la seconde conflagration mondiale.
La conscience de son identité, avec ses limites, et la reconnaissance de son ennemi objectif, c’est-à-dire de la menace principale et réelle sont donc les deux priorités. La politique menée par nos gouvernements au Moyen-Orient a méconnu ces deux principes. Pour le reste, il faut saisir les opportunités. Les alliances de revers ne doivent pas être exclues au-delà des considérations idéologiques. L’alliance des rois de France très chrétiens avec le Grand Turc contre les Habsbourg comme celle qui unit la République au Tsar contre l’Allemagne sont de bons exemples. Contre Hitler, Mussolini d’abord, en 1935, et Staline, ensuite, en 1938, étaient des alliés possibles, en dehors de considérations idéologiques. Normandie-Niémen, l’escadrille pilotée par des Français Libres consacrait l’alliance objective de de Gaulle et de Staline, pourtant aux antipodes l’un de l’autre sur le plan des idées et des valeurs
Le Printemps arabe et plus précisément la crise syrienne ont au contraire vu la France adopter une stratégie ignorant ces principes élémentaires. A l’exception de la position du Président Chirac en 2003 qui s’est opposé à l’invasion américaine de l’Irak, fondée sur la détention supposée d’armes de destruction massive et sur des liens imaginaires entre le régime de Saddam Hussein et le terrorisme islamiste, notre pays a, une fois de plus suivi les Anglo-saxons, en montrant parfois sous Hollande et Macron, une hostilité au régime syrien plus virulente que celle des Américains, notamment lorsqu’il s’agissait de punir les loyalistes pour l’usage soupçonné d’armes chimiques. On ne voit guère aujourd’hui à quoi a servi cette posture. Les Russes, qui ont aidé le gouvernement syrien à résister aux islamistes et à restaurer sa souveraineté sur la plus grande partie du territoire, jouent désormais un rôle majeur dans la région, et parlent à toutes les parties. La France est au contraire marginalisée.
Trois pays de cette région sont en proie à la guerre : le Yémen où Iran chiite et monarchies arabes sunnites s’affrontent par factions interposées, Syrie et Libye. La France a fourni des armes aux Emirats et à l’Arabie saoudite qui les emploient évidemment contre les rebelles pro-iraniens du Yémen. Mais si l’on excepte l’intérêt économique de ces ventes d’armes pour un pays dont l’industrie a beaucoup reculé, c’est dans les deux autres pays que la France intervient de manière plus politique. La Syrie a été placée sous un mandat français entre 1922 et 1946. Elle est voisine du Liban, le pays le plus proche du nôtre dans la région, lui aussi sous mandat dans la même période. La présence d’une très forte minorité chrétienne au Liban, et relativement importante en Syrie, devait évidemment conduire la France à s’opposer à l’introduction dans ce second pays de l’islamisme des Frères musulmans sous le faux-nez d’une prétendue démocratisation. Or, notre pays a accompagné, et parfois même précédé et accentué le mouvement, soutenu par une presse délirante répandant une désinformation systématique. L’intervention française avait entraîné en Libye, dès 2011, la chute de Kadhafi et son assassinat, avec l’explosion du pays entre tribus et milices, livrant celui-ci aux trafics et exposant le Sahel au terrorisme et le sud de l’Europe aux migrations déguisées en demandes d’asile. Et cependant, la France a failli rejoué le même scénario en Syrie ! La solidité plus grande de l’armée syrienne, mais surtout la participation des Russes à la lutte aux côtés de l’Etat syrien empêchèrent toutefois notre pays de jouer un rôle décisif. Voilà neuf ans que la guerre y fait rage avec 350 000 victimes, et des millions de personnes déplacées. La multiplication des factions islamistes, des prétendus “modérés” proches des Frères musulmans jusqu’à l’Etat islamique en passant par Al-Qaïda, ne pouvait évidemment déboucher que sur le chaos et non sur la démocratie.
Aujourd’hui, les deux pays connaissent une situation analogue. Ils sont l’un et l’autre contrôlés à 90% par une armée nationale, avec cette différence qu’en Syrie, c’est celle de l’Etat reconnu à l’international et qui tient la capitale, et qu’en Libye, la capitale et le gouvernement reconnu par l’ONU, mais dénué de légitimité, ne résistent à l’armée du maréchal Haftar que grâce aux milices “fréristes” de Misrata, épaulées par la Turquie. Dans les deux cas, en effet, deux Etats jouent un rôle majeur : la Turquie qui soutient l’expansion de l’islamisme et cherche à retrouver la puissance ottomane ; la Russie, qui au contraire est l’élément stabilisateur qui vise à restaurer des Etats souverains capables de juguler le terrorisme islamiste et sa propagation : Assad en Syrie, Haftar en Libye offrent cette opportunité. L’habileté de Vladimir Poutine a su utiliser les difficultés intérieures de la Turquie pour limiter ses prétentions et l’amener à coopérer avec la Russie. Logiquement, l’entente entre deux pays que tout oppose ne peut durer éternellement. Il est temps pour la France de prendre conscience que ses intérêts convergent avec la politique russe et sont en tous points opposés à ceux de la Turquie. ( à suivre)
4 commentaires
Bien d’accord. On comprend mal pourquoi la France n’arrive pas à se rapprocher de la Russie.
La France aimerait bien, mais ce qui la gêne, c’est peut-être l’Europe !
les Russes soutiennent ils vraiment Haftar ?
et l’Algérie qui soutient elle ?
Haftar n’a aucune légitimité et sont armée n’a pas moins de d’islamiste que celle de Tripolis !
Haftar a une légitimité “démocratique”, celle de l’Assemblée de Tobrouck, la dernière à avoir été élue. Il contrôle la plus grande partie du territoire et a le soutien de la majorité des tribus. Il représente la suite de Kadhafi puisque les partisans de l’ancien régime sont avec lui face à ses tombeurs et à ses assassins, les milices de Misrata, c’est-à-dire les frères musulmans soutenus par la Turquie. Les islamistes qui le soutiennent sont des madkhalistes, c’est-à-dire des ultra-conservateurs saoudiens. L’Egypte, les Emirats et l’Arabie saoudite le soutiennent. Il a essentiellement la Turquie et les frères musulmans contre lui. Pour la France, il a le mérite d’être l’allié des adversaires les plus résolus du terrorisme islamiste et de pouvoir militairement rétablir le verrou libyen entre les migrations vers le nord et le terrorisme vers le sud.