La guerre en Ukraine restera sans doute comme l’événement crucial d’un grand basculement de l’histoire. Elle marquera le moment décisif où la domination de “l’Occident” sur le monde et la propagation de son idéologie “démocratique” perdront leur légitimité, cesseront d’être des évidences inscrites dans le sens de l’histoire. Non seulement “le Choc des civilisations” de Huntington s’imposera à la “Fin de l’Histoire” de Fukuyama, mais ce sera en fait le retour des Empires, et de leur lutte pour l’hégémonie, au sein de laquelle le régime “démocratique” se révélera comme une fragilité et non comme un modèle séduisant et attractif.
Qu’est-ce que l’Occident ? Une civilisation qui trouve son origine politique dans l’empire romain creuset de la pensée grecque et de la religion chrétienne dans une même reconnaissance de l’individu, sujet autonome parce que rationnel qui doit assurer son salut personnel. L’hégémonie occidentale s’est imposée partiellement au travers d’une supériorité militaire fondée sur l’intelligence des chefs, le courage des héros, la rationalité de l’organisation, et le progrès technique. L’individu autonome en a été l’instrument essentiel. La victoire d’Alexandre le Grand sur l’Empire perse et l’hellénisation d’une partie de l’Asie, la victoire de Rome sur Carthage et la perpétuation de l’héritage hellénistique enrichi du droit romain autour de la Méditerranée sont les premières étapes de l’aventure occidentale. Tandis que l’islam chassait l’occident du sud de la Méditerranée, puis de l’Est, et momentanément de la péninsule ibérique, l’Occident chrétien résistait aux invasions barbares puis convertissait les envahisseurs et propageait sa religion et sa culture vers l’Est de l’Europe en s’appuyant sur les deux foyers de diffusion de Rome et de Byzance. La chute de Byzance et la prise de Grenade marquent presque en même temps la coïncidence entre l’Occident et l’Ouest du continent européen. C’est de cet Ouest, de l’Espagne, du Portugal, des Pays-Bas, d’Angleterre et de France que l’aventure va prendre un nouvel essor avec la conquête du monde par les océans. “Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal.. ivres d’un rêve héroïque et brutal… ils allaient conquérir le fabuleux métal… ” La colonisation du monde par les Européens fut en partie cette prédation à laquelle l’esprit de repentance actuel voudrait la réduire. Mais avec les colons devenus majoritaires dans certains territoires conquis, c’est un mode de penser, une culture, une religion qui se répandirent. Les jésuites ou les dominicains tempérèrent la violence de la domination européenne en Amérique désormais latine, les victimes des révolutions anglaises trouvèrent aux Etats-Unis l’espace espéré pour développer leur idéal de liberté. A la fin du XIXe siècle, l’Amérique, l’Afrique presque entière, l’Asie et le Pacifique sont devenus la périphérie de l’Europe. En Afrique, seule l’Abyssinie chrétienne demeure indépendante. En Asie, la Chine résiste et se soumet à la fois dans la confusion de ses révolutions et de ses guerres civiles, partagée entre l’imitation de l’Occident et le refus de la soumission. L’Afghanistan demeure une zone farouchement neutre entre la Russie qui a annexé tout le nord du continent et la Grande-Bretagne qui dirige le continent indien. L’islam sombre avec l’Empire Ottoman, condamné à imiter l’Occident ou à disparaître. Le Japon imite l’Occident pour ne pas disparaître.
Après deux guerres mondiales dont le foyer fut l’Europe, le paysage est totalement modifié, et cela sur trois plans. Politiquement, depuis 1945 et plus encore depuis 1991, l’Occident s’est transporté d’Europe en Amérique, et s’identifie aux Etats-Unis et à leurs alliés, imposant le règne du marché et du droit, le capitalisme économique et la démocratie de plus en plus identifiée à l’Etat de droit davantage qu’à la souveraineté populaire. Derrière cette façade, l’incapacité des Occidentaux de gagner la moindre guerre, sinon contre d’autres occidentaux, ou en s’appuyant sur des peuples étrangers à leur civilisation, démontre amplement l’affaissement de leur suprématie. Démographiquement, l’Europe a perdu son dynamisme et se trouve marginalisée par la croissance de ses anciennes colonies. L’Afrique est passée de cent millions d’habitants en 1900 à 1,3 milliards aujourd’hui. L’Inde va dépasser la Chine à une hauteur équivalente. Economiquement, les illusions monétaires vont se dissiper. La véritable richesse est celle des pays qui produisent. Les PIB nominaux ne sont que des écrans de fumée. La Chine a déjà dépassé les Etats-Unis.
L’Occident a tiré son essor de sa contradiction initiale : la volonté de puissance inscrite dans le destin de Rome et des envahisseurs qui ont repris son héritage d’une part, et un humanisme tendant à l’universel, présent dans le christianisme comme dans l’esprit des Lumières. Ne garder que le premier élément conduit au nazisme. Se contenter du second génère un bavardage impuissant. La colonisation à la Jules Ferry a été caractéristique de cette dualité : conquérir, soumettre, exploiter, mais en libérant des servitudes ancestrales par l’apport de la civilisation présentée comme un devoir moral. Les Etats-Unis qui sont à la tête de l’Occident poussent cette contradiction à son paroxysme : c’est une colonie où les colons se sont libérés après avoir exterminé les colonisés. C’est la chauve-souris classique : parangon de la liberté et chantre de la décolonisation des colonisés, mais colons avant tout étendant leur exploitation sur l’ensemble du monde. Les Ukrainiens subissent en ce moment le prix de cette dualité : apparemment, les “occidentaux” libèrent leur démocratie vacillante de la dictature de Moscou, mais en fait, le but depuis longtemps inscrit dans la stratégie américaine, celle de Brzezinski notamment, est d’affaiblir la Russie pour s’emparer des richesses de son empire colonial, au-delà de l’Oural, puisque Russie et Etats-Unis ont ceci de commun d’avoir conservé les territoires colonisés. Il y a un autre point commun : la Russie est un foyer de la civilisation occidentale que Washington rejette avec obstination. La censure qui a frappé la culture russe sous différentes formes dans nos démocraties occidentales est une honte justement dénoncée par Andreï Makine.
Or, la résistance russe à la pression occidentale n’est pas sans susciter l’intérêt, l’envie, parfois l’admiration chez tous ceux qui souhaitent prendre leur revanche sur l’Occident. En premier lieu, les grands empires portés par des civilisations millénaires, comme la Chine ou l’Inde, en second lieu, les puissances régionales qui furent aussi des empires, comme la Turquie ou l’Iran, en troisième lieu, l’Amérique latine, libérée de l’Europe mais non des Etats-Unis, et qui bascule à gauche tandis que Washington s’abaisse à demander de l’aide à Caracas, enfin l’Afrique qui se souvient du soutien soviétique à la décolonisation et qui est encouragée dans sa vindicte par le discours de repentance des dirigeants occidentaux comme Macron. L’islam requinqué par sa démographie et par l’or noir colonise à son tour l’Europe par le truchement de l’immigration. En revanche, tout autour, de l’Afrique chrétienne à la Chine, le rejet de l’islam se fait de plus en plus virulent. Narendra Modi porte l’identité hindoue et n’a rien à voir avec Gandhi.
L’Amérique vit une double contradiction : à l’intérieur, le wokisme, ce condensé des idées démocratiques devenues folles, réprouve l’histoire américaine et s’allie au politiquement correct pour détruire ce qui faisait la valeur essentielle des Etats-Unis, la liberté de penser et de s’exprimer, le premier amendement de la Constitution ; à l’extérieur, les Etats-Unis mènent une fallacieuse croisade démocratique pour sauver leur domination économique sur le monde, en soutenant des régimes corrompus issus de coups d’Etat, comme celui de l’Ukraine, tandis qu’ils s’appuient sur les monarchies absolues du Golfe, peu soucieuses des droits de l’Homme. De telles contradictions sont mortelles. Les Empires fondés sur des identités culturelles millénaires n’ont pas cette faiblesse et attendent leur heure.
2 commentaires
“une même reconnaissance de l’individu, sujet autonome parce que rationnel qui doit assurer son salut personnel.”
…qui doit faire le bien, contribuer au bien commun.
La fin de phrase initiale pourrait donner l’impression que vous êtes un protestant refoulé, comme le sont souvent les libéraux.
Excellente analyse, j’ ai été pro américain par oppsition au communisme, mais depuis quelques années c est le divorce, je ne supporte plus cette Amérique hypocrite qui exporte le cancer woke, qui baise la main des dictateurs arabes salafistes tout en menant une croisade démocratique contre la Russie.