II) La seconde notion indispensable à la morale est la liberté. Mais là encore, il faut s’entendre sur le concept. La liberté c’est la capacité d’un sujet conscient et raisonnable de faire des choix et d’avoir la volonté d’en assumer les conséquences. C’est le libre-arbitre. On peut bien sûr contester l’existence de cette faculté, mais dans ce cas on renonce à la morale. L’homme de droite croit à la liberté et à la responsabilité qui en est inséparable. Etre libre, c’est pouvoir faire ce que l’on veut à condition d’en vouloir aussi les conséquences. A gauche, le concept prend une toute autre direction : le contraire n’en est pas la contrainte, la nécessité, le déterminisme, c’est l’aliénation. Être libre, c’est se libérer, être davantage soi-même. “L’homme est né libre et partout il est dans les fers” écrivait Rousseau dans le Contrat Social. La liberté est donc une situation originelle que l’homme doit retrouver en détruisant toutes les aliénations qui l’en ont éloigné. Cette conception conduit à deux conclusions paradoxales.
La première procède d’un circuit court purement politique : c’est celle de Jean-Jacques Rousseau. Dans le pacte social, “chacun s’unissant à tous n’obéit pourtant qu’à lui-même”. C’est en aliénant tous ses droits à la communauté que l’individu retrouve sa liberté en étant membre du souverain auquel il est totalement soumis. Ce sophisme brillant fonde la démocratie totalitaire qui veut que dépossédé de ses droits naturels et notamment de sa liberté de conscience, l’individu n’est plus libre de choisir puisque sa liberté s’exprime à travers la volonté générale.Chacun dépendant de tous y compris de lui-même ne subit plus, c’est vrai, l’autorité d’un autre en particulier. Dès que la société acquiert une certaine taille, il faut cependant un pouvoir exécutif et des chefs auxquels il faut obéir, puisqu’ils incarnent la volonté générale. L’Etat totalitaire est un enfer pavé souvent des meilleurs intentions démocratiques.
La seconde consiste au contraire dans la quête infinie d’un monde sans limite ni tabou. On peut l’associer à un auteur qui a suivi Rousseau de peu et tout Marquis qu’il était a participé à la Révolution : le Marquis de Sade. La libération prend alors le visage de la transgression. Être libre, c’est conquérir au minimum de nouveaux droits, c’est aussi transgresser. Les “Droits de”, les libertés fondamentales, comme l’habeas corpus ou la liberté d’expression sont prolongés en “droits à”, en libertés créances qui expriment des revendications de l’individu qui renversent les barrières du bon sens et du bien commun. Ainsi en est-il des “droits sexuels” prônés par le Planning familial international qui souhaite faire tomber tous les interdits dans ce domaine dès l’âge de 10 ans. Cette ivresse diabolique de la libération a été illustrée par la phrase que Dostoievsky met dans la bouche d’Ivan Karamazov : “Si Dieu n’existe pas, alors tout est permis”. Elle est reprise par Sartre, cette fois sans condition (Dieu n’existe pas donc tout est permis) et se trouve au coeur de la prétendue révolution de 1968 : “Il est interdit d’interdire”. Cette explosion fait deux victimes. La première est la société transformée en chaos. Mais la seconde est l’individu, le sujet psychologique. En termes freudiens, l’anarchie des pulsions, le “ça” déborde non seulement le “surmoi” répressif, mais fait éclater le moi social et raisonnable. Mr Hyde a triomphé du Dr Jeckyl. Michel Foucault était tellement conscient de cette évolution qu’il avouait : “Le problème à la fois politique, éthique, social et philosophique qui se pose à nous aujourd’hui n’est pas d’essayer de nous libérer, nous, de l’Etat et du type d’individu qui s’y rattache. Il nous faut promouvoir de nouvelles formes de subjectivités”. La transgression comme libération du cerveau reptilien est certes un renversement, une révolution, mais c’est surtout une régression.Il est frappant de constater que des esprits brillants mus par des aspects intimes de leur personnalité aient pu tomber dans cette impasse.
Il y a une conception du sujet qui est effectivement indispensable à son équilibre et à la vie sociale. C’est celle d’un individu qui maîtrise ses pulsions, qui est animé par des sentiments sans lesquels ses rapports avec les autres seraient froids et mécaniques, mais qui parvient à faire des choix raisonnables plus que rationnels sans être égoïstes. Depuis Aristote jusqu’à Cyrulnik, cette idée des trois âmes ou des trois cerveaux hiérarchisés fonde la capacité de l’homme de choisir le bien et de repousser le mal. Il n’y a pas de morale sans libre-arbitre. Nietzsche l’avait bien vu, lui qui disait que le libre-arbitre était la métaphysique du bourreau. Quant à souhaiter une société dont les vices soient le moteur, comme Bernard Mandeville l’imagine dans la Fable des Abeilles, c’est l’utopie libertarienne séduisante pour l’esprit mais évidemment destructrice de toute véritable société humaine.
III) Une morale est nécessairement fondée sur l’ordre, le commandement qui indique le devoir, et la hiérarchie des comportements qui s’y rapportent. On voit bien que l’égalité qui conteste l’ordre et la hiérarchie n’est pas une notion aussi compatible qu’on pourrait le croire avec la morale. Rousseau affirmait : ” L’inégalité étant presque nulle à l’état de nature tire sa force et son accroissement du développement de nos facultés et des progrès de l’esprit humain”.
Cette primauté naturelle de l’égalité et l’égalitarisme qu’elle semble légitimer sont deux erreurs qu’il importe de rectifier. D’abord la nature est inégalitaire. Elle l’est non seulement sur le plan physique, mais aussi sur le plan intellectuel. Le cerveau est une partie du corps. Son fonctionnement physico-chimique induit des performances différentes voire inégales. Les mettre au compte uniquement de la société, de l’éducation et de la culture est une réduction idéologique même si bien sûr ces facteurs jouent un rôle important durant la phase d’apprentissage nécessaire et longue de tout être humain. Néanmoins, éliminer une fois encore la biologie, la génétique et la psychologie au profit de la sociologie n’est pas sérieux. C’est pourtant l’orientation prise par Bourdieu qui a voulu montrer dans “les Héritiers” que l’école reproduisait les classes sociales, comme si la rigueur des enseignants du passé n’avait pas permis au talent, au mérite, aux facultés exceptionnelles de faire monter l’ascenseur social. Les performances intellectuelles sont en partie génétiques et évaluées par le Quotient Intellectuel, comme l’a montré Debray-Ritzen à la suite de Eysenck. L’étude des jumeaux apporte un élément décisif lorsqu’elle montre que de vrais jumeaux vivant séparément ont un niveau de performances intellectuelles plus proche que de faux-jumeaux élevés ensemble. L’hétérogénéité des classes, la discrimination positive risquent davantage de ralentir les meilleurs que de favoriser les moins bons. En France, la baisse significative des résultats de notre système scolaire est un fruit de cette idéologie. L’inégalité étant reconnue, il faut au contraire s’efforcer d’offrir les meilleures chances d’épanouissement personnel en fonction de différences acceptées. On peut posséder une grande intelligence spatiale et être moins doué pour le verbal ou le numérique.
L’égalitarisme, sous des dehors généreux, est surtout une erreur fondée sur le ressentiment. Dans “De l’Inégalité”, Berdiaev souligne cette origine. “Tous vos sentiments négatifs,haine, envie, vengeance vous enchaînent à la vieille vie et font de vous les esclaves du passé.” Qui ne voit combien l’idée de revanche sociale anime les partisans de l’égalité. L’hostilité envers ceux qui ont plus et le souhait d’enlever ce supplément l’emportent largement sur le désir de voir les pauvres moins pauvres. L’exemple de l’Impôt sur la Fortune qui subsiste de manière démagogique en France est éclairant. Il apporte peu de rentrées fiscales à l’Etat, mais fait fuir nombre de riches qui par leurs dépenses et les emplois créés seraient infiniment plus profitables à la redistribution sociale. D’ailleurs, l’élan avec lequel les partisans de l’égalité se jettent sur les avantages du pouvoir, lorsqu’ils y parviennent en dit long sur leurs motivations profondes. Mais, on retrouve dans l’égalitarisme le même souffle nihiliste que dans la liberté-libération. Celle-ci conduisait à l’explosion du sujet, celle-là est obsédée par la “table rase”. L’idée d’arasement, de détruire jusqu’aux fondements de l’ancienne société domine les discours de la révolution égalitaire. L’idéal est un individu vide dans une société vierge. ” Tout détruire pour tout recréer” disait le révolutionnaire français Rabaut-Saint-Etienne. Or l’homme n’est pas une page blanche capable de tout, un voyageur sans bagage à qui on devrait donner la même valise pour monter à la même heure dans le même train. C’est une personne issue d’une histoire, tissée par ses relations avec les autres, dotée de talents, de raison et de volonté.
L’inégalité reconnue et régulée peut donc au contraire être conforme au Bien Commun. ” La création ne souffre pas l’égalité” nous dit encore Berdiaev. Les créateurs, les inventeurs, les découvreurs, tous ceux qu’on n’ose plus appeler des génies pour réserver ce terme à quelques vedettes du sport ou des variétés, témoignent évidemment de l’inégalité comme source du Bien Commun. Le fait que l’inégalité essentiellement fondée sur l’argent ne soit plus le fruit d’une véritable supériorité mais souvent des modes superficielles, et des réseaux qui y prospèrent, ne doit pas dévaluer la reconnaissance due à la créativité particulière d’un artiste, d’un écrivain, d’un scientifique, d’un ingénieur, d’un chef d’entreprise ou d’un homme politique. La concurrence, la rivalité, l’émulation stimulent le progrès mais il faut bien sûr définir des règles et fixer des objectifs. Tous les coups ne sont pas permis, ni tous les buts acceptables. Dans la sélection des capacités comme dans la hiérarchie des objectifs, il y a un ordre qui s’appelle la justice, laquelle a peu à voir avec l’égalité. Cet ordre peut légitimement établir une échelle des rôles et des comportements. Platon considérait que dans la République dirigée par les philosophes, les gardiens de la cité avaient une fonction supérieure à celle des producteurs. Cela le conduisait à une hiérarchie des vertus, la sagesse, puis le courage et enfin, la tempérance. L’idée qu’il y a un mérite collectif chez les individus les plus doués qui manifestent leur altruisme souligne le parti moral qu’on peut tirer de l’inégalité.
L’égalitarisme est au contraire intellectuellement faux pour deux raisons. D’abord, il confond l’égalité et la justice alors que celle-ci doit être fondée sur la proportion, sur l’équité qui doit récompenser le mérite en fonction de la valeur des actes ou limiter la faute en fonction du contexte. Récompenser ou punir dans un souci d’égalité est injuste. Le classement et la notation des élèves comme les peines qui frappent les délinquants ne sont justes que par la proportion et donc l’inégalité qui y règnent. Ensuite, l’égalitarisme confond l’inégalité et la différence. Si toutes les différences, la pigmentation de la peau par exemple, ne justifient pas des inégalités, certaines différences l’exigent cependant. Ainsi, il est logique de distinguer, comme le fait la Déclaration française de 1789, les droits de l’homme et ceux du citoyen, le membre de l’humanité qui a droit au respect et celui de la communauté nationale qui peut participer à celle-ci. Le droit de vote des étrangers est une aberration. De même, l’idée qu’un policier n’ait pas plus le droit d’utiliser son arme qu’un citoyen quelconque est une absurdité puisque sa mission est de réprimer la violence illégitime et qu’il court plus de risques dans ce but. De même, le mariage homosexuel gomme au nom d’une prétendue égalité la complémentarité, c’est-à-dire la différence qui sépare et unit à la fois l’homme et la femme pour procréer et élever des enfants. L’occident subit aujourd’hui une véritable pathologie égalitariste qui aboutit à la submersion des “droits-libertés” par des “droits-créances” de moins en moins raisonnables.
L’ordre est nécessaire à la morale. Il est de bon ton de fustiger en France l'”ordre moral”. On se demande ce que peut devenir à terme une société du “désordre immoral”, l’idéal des libertaires.
IV) Cette idée d’ordre est en fait indissociable de celle de vie. C’est une illusion de croire que la vie soit l’agitation et l’exubérance. Au contraire, la vie n’est pas le chaos. C’est la logique du vivant, comme l’a définie François Jacob, cette capacité de transmettre de l’organisation à partir de la matière inerte, et même de faire progresser la complexité et les performances des organismes ainsi créés. L’univers matériel est soumis à l’entropie, à l’atténuation des inégalités et des différences, à la montée du désordre égalitaire. La vie va en sens inverse. Elle crée de l’ordre. C’est un espace de néguentropie. Cela rejoint une intuition profonde de Nicolas Berdiaev. “La religion de la révolution est une religion de mort”. La gauche croit représenter le progrès, elle n’est que l’entropie politique. Les deux derniers papes, Jean-Paul II et Benoît XVI ont dénoncé cette menace comme une “culture de mort”. “Le chaos ne peut libérer l’homme de sa servitude, car c’est précisément lui qui est source de sa servitude” dit encore Berdiaev en une phrase qui pourrait résumer l’ensemble de ce texte.
Les forces conservatrices sont donc les seules qui peuvent sauver une société, et au-delà l’humanité. Leur combat est celui de la société organique composée de personnes contre la société mécanique faite d’individus, ce que le sociologue américain David Riesman appelait la Foule Solitaire. Le grand penseur français libéral-conservateur Alexis de Tocqueville avait perçu à la fois les chances et les risques de la société américaine à l’aube de son essor. Dans “La Démocratie en Amérique”, il décrit de façon prophétique l’avenir des sociétés occidentales : “une foule innombrable d’hommes semblables et égaux entre eux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs.. Au-dessus d’eux, un pouvoir immense et tutélaire qui se charge d’assurer leur jouissance (une salle de shoot vient d’être inaugurée par le Maire et un Ministre à Paris !) Il est absolu, détaillé et doux. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait le goût de préparer les hommes à l’âge viril mais il ne songe qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance… Que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre”. Cette étonnante prévision à partir de la société démocratique américaine a trouvé davantage encore sa vérification dans l’évolution des sociétés européennes dominées par l’idéologie social-démocrate. Mais Jaurès l’avait annoncé : ” le socialisme est l’individualisme logique et complet. Il continue l’agrandissement de l’individualisme révolutionnaire”.