Il y a quelques semaines, on commémorait la chute du mur de Berlin, qui pour beaucoup a été la victoire de la liberté sur le totalitarisme marxiste. Tandis que le château de cartes des dictatures appuyées par l’Armée rouge s’écroulait, on pouvait comme Fukuyama entrevoir la “fin de l’histoire” avec la réalisation de l’idéal kantien d’une paix universelle fondée sur l’universalité du système démocratique. L’éclatement de l’URSS, l’extension de l’Union Européenne vers l’Est, l’écrasement des régimes nationalistes dans l’ex-Yougoslavie et en Irak semblaient dans la continuité du processus. Cette parenthèse enchantée de l’Histoire s’accompagnait d’une ouverture des marchés, d’une généralisation du capitalisme, d’un accroissement des échanges qui permettaient à des populations nombreuses de sortir de la pauvreté. Mais au-delà des illusions de l’idéal, apparaissaient les ombres du réel : libéré de la menace soviétique, l’unilatéralisme américain incarnait en fait dangereusement l’unité du monde en marche. Après la promenade militaire de la première guerre du Golfe menée avec le soutien de l’ONU par les Occidentaux contre une tentative d’annexion du Koweit par l’Irak, ce fut l’invasion et l’occupation de l’Irak en 2003 par les Etats-Unis et quelques alliés, cette fois au mépris du droit international et sous des prétextes fallacieux. Entre les deux événements, les identités qu’on avait prestement oubliées s’étaient éveillées. La première était l’islamisme, allié des Etats-Unis en Afghanistan et dans l’ex-Yougoslavie, mais dont les composantes s’opposaient entre monarchies pétrolières richissimes protégées par Washington et mouvements religieux souvent hostiles aux pouvoirs en place. La volonté de changer les régimes autoritaires en démocraties libérales chevauchait sans complexe à côté du désir de sauvegarder ou d’accaparer les richesses énergétiques. Ce fut la grande illusion des prétendus “printemps arabes” présentés comme la version au sud de la Méditerranée de ce qui s’était passé au nord avec l’effondrement du bloc soviétique. A l’exception peut-être de la Tunisie, ces révolutions contre des dictatures nationalistes ont failli conduire les islamistes au pouvoir, et ont abouti à des désastres d’amplitude diverse : retour au régime autoritaire, éclatement du pays, guerre, massacres, mouvements de populations. On n’implante pas la démocratie n’importe où. Il faut un terrain culturel favorable. La politique ressemble parfois à l’arboriculture.
Pendant ce temps, la Russie sortait de la torpeur qui l’avait saisie après la fin de l’URSS. Elle se présentait sous son vrai jour, une nation fière de son histoire, de sa culture, affaiblie par la perte de républiques qui avaient été des provinces russes bien avant le communisme. L’annexion de la Crimée et le conflit avec l’Ukraine, mais aussi la Géorgie, l’écrasement des Tchetchènes montraient qu’elle n’entendait plus être humiliée. Face à la toute-puissance américaine et à l’expansion de l’islamisme, c’est désormais le nationalisme identitaire qui allait déchirer l’unité factice des années 1990. L’intervention russe en Syrie à l’automne 2015 a marqué ce retour de la Russie dans la cour des Grands. Elle est membre des Brics, qui représentent 42% de la population mondiale, 25% de la richesse de la planète et contribuent à la moitié de son développement. Ces cinq nations, dont la puissance s’accroît, soulignent davantage la permanence de la diversité des civilisations et des Etats que la marche vers un gouvernement mondial d’une terre entièrement convertie à la démocratie libérale. “Le marché, oui, à condition que cela nous profite, mais quant à notre politique, elle reste notre affaire” : tel est le credo commun. Un credo qu’un gaulliste comprend fort bien.
D’autres identités fortes et résistantes ont aussi émergé : à côté des pays arabes, la Turquie sunnite et l’Iran chiite entendent rayonner au-delà de leurs frontières. La première joue un rôle essentiel dans le drame syrien, le second a étendu son influence en Irak, au Liban, en Syrie et au Yémen. Celle-ci brave directement les alliés des Etats-Unis, l’Arabie Saoudite et Israël. L’installation de missiles iraniens dans la partie centrale du Yémen contrôlée par les Houthis chiites est évidemment perçue comme une menace à Ryad, à Jérusalem, comme à Washington. Trump est dans le fond la traduction américaine de ce retour au réalisme politique des Etats-Nations. Plus habile que Bush, il manie davantage le roi dollar que les interventions militaires. La guerre commerciale avec la Chine, les sanctions drastiques envers l’Iran portent leurs fruits, d’amener la première à un accord, d’acculer le second à des difficultés économiques et sociales dangereuses pour le régime. Les exportations de pétrole sont ainsi passées de 2,2 millions de barils par jour en 2018 à 600 000 à la fin 2019. Or, elles représentent 40 à 50% des revenus de l’Etat… 40% d’inflation, 20% de chômage, 9,5% de récession résument la situation explosive (Thierry Coville).
Des mauvais esprits, comme Eric Zemmour, font, par ailleurs, remarquer la convergence fréquente entre les désordres sociaux, les manifestations violentes dans certains pays et les objectifs américains. C’est vrai que Téhéran, Caracas, Hong-Kong ont un air de famille, mais les tensions en France avec les gilets jaunes, au Royaume-Uni avec le Brexit, au Chili, en Bolivie ou encore en Colombie, montrent bien que les fractures politiques et sociales ne peuvent être réduites à la manipulation des foules. La mondialisation accélérée qui a été le vrai visage de ces trente dernières années, loin d’avoir produit plus d’unité et même de “bonheur” dans le monde, comme le pensait Alain Minc, a engendré de nombreux déséquilibres et des compensations risquées comme une création monétaire excessive ou des migrations incontrôlées. Le fait que dans cette période pleine d’incertitudes, les démocrates américains fragilisent l’exécutif de leur pays est d’une irresponsabilité aveugle. En paraphrasant la métaphore grotesque prêtée à Joseph Prudhomme par Henry Monnier, on pourrait dire que le char du monde navigue sur un volcan déchaîné….
2 commentaires
Quand les responsables politiques comprendront-ils que les gens doivent passer avant l’argent, et qu’une consommation illimitée est un miroir aux alouettes?
Les dirigeants politiques comprennent très bien et surtout leurs propres intérêts.
Quand un Président de la République qui profitera d’une retraite de président à vie, après avoir passé cinq années en activité à la fleur de l’âge, il ne peut ignorer qu’il profite du plus scandaleux des régimes spéciaux.
Sera-t-il concerné par sa propre réforme ? J’en doute !
“Un seul régime pour tout le monde” qu’il disait…sauf pour moi, mes ministres et tant d’autres.