La plupart des Européens sont confortablement installés sur leur fauteuil devant un écran et regardent le spectacle du monde. A force d’être soumis au même type de produits, ils finissent par recevoir ceux-ci avec une passivité complice. L’émotion des images isole la réaction affective de toute réflexion qui exigerait le recul du temps, la connaissance du contexte, la perspective des enjeux. Rien n’a mieux illustré cette situation que l’irruption de la “victoire” ukrainienne au concours de chansonnettes de l’Eurovision dont la Russie avait évidemment été exclue. Le ludion télévisuel et patrimonial dont on se demande ce qui lui a donné une telle audience, bien qu’on s’en doute un peu, ose avec une fausse candeur : ” On essaie de garder la politique en dehors de tout cela”. Et d’ajouter aussitôt qu'”il faut montrer sa solidarité avec le peuple ukrainien”, ce qui n’est pas faire de la politique, bien sûr…
Donc l’histoire et la politique sont réduites au spectacle, un spectacle westernien édulcoré pour âmes sensibles. Il y a les méchants d’un côté, avec le super-méchant, Vladimir Poutine, et les gentils de l’autre, les occidentaux. Ces derniers ont tout pour eux : le droit, la liberté, la démocratie, le courage, les armes et les dollars. D’abord le droit : celui des frontières reconnues. Comment les Russes osent-ils occuper la Crimée, et envahir l’Ukraine ? Mais, tout simplement, dira un mauvais esprit rétif à la propagande, par le même droit qui permet à un membre de l’Otan, un “occidental” donc, la Turquie d’occuper et de reconnaître comme Etat la partie de Chypre habitée majoritairement par des turcophones, ou encore aux Américains d’intervenir militairement en Irak, en Syrie, en Somalie, en Afghanistan, en Libye, dans divers pays d’Amérique latine aussi, ou de créer à coups de bombes sur Belgrade l’Etat mafieux du Kosovo. La différence réside dans la qualité du scénario et non dans la valeur du droit : les Etats-Unis selon la bonne vieille méthode utilisée par l’Allemagne et le Japon avant-guerre justifient leurs agressions par les menaces qu’ils auraient subies. La fiole agitée par Colin Powell au Conseil de sécurité, qui ne contenait rien, aucune arme bactériologique en tout cas, restera dans les mémoires. Le dictateur irakien n’était guère sympathique, mais l’Irak étranglé par les sanctions et les embargos qui écrasaient sa population était devenu bien incapable de se défendre contre une opération de “changement de régime” dont Washington est l’orfèvre. Le terrain médiatique est soumis à un bombardement d’informations avant le déclenchement de l’opération militaire. Il semble que Moscou en soit resté au traitement du terrain militaire par l’artillerie.
Mais cette dissymétrie est faussée. L’Occident serait la patrie des libertés, et la Russie une autocratie usant d’une censure implacable et parfois meurtrière. Il faut relativiser : il y a en Occident un totalitarisme mou sans doute plus efficace pour aligner les esprits que le dur qui finit toujours par susciter la rébellion parce qu’il fait mal. Le nôtre convainc plus qu’il ne contraint en éliminant les contradictions du champ de l’information pour ne laisser place qu’à la trilogie de la pensée unique, du politiquement correct et du terrorisme intellectuel, celui-ci réservé aux récalcitrants. L’immense majorité des médias dispense une information qui finit par paraître objective puisque rien ne vient la contredire. Pourquoi avoir interdit les médias de l’Etat russe, RT, Sputnik ? La moraline est déversée à hautes doses sur les esprits réticents : on leur fait honte d’être du mauvais côté. Enfin, on les censure, on les chasse du champ médiatique. Qui ne voit le procédé se répandre au fur et à mesure du traitement des crises par les puissantes machines à penser des milliardaires mondialistes et macroniens, et par le prétendu “service public” dont l’orientation politique est un véritable scandale.
Ainsi, la démocratie est-elle encore réelle dans nos “démocraties libérales” ? Sa guerre contre le populisme sous l’étendard d’un “progressisme” qui n’est que l’idéologie du microcosme dominant, de l’oligarchie qui s’accroche au pouvoir, est révélatrice. Ce sont les “valeurs” de cette caste qui sont présentées comme celle de notre civilisation : les “droits” des minorités, l’ouverture des frontières, la fin des familles et des nations au profit de l’individu roi, maître apparent d’une identité narcissique et consommatrice, qui peine de plus en plus à se définir. Cette affirmation est en fait une négation, un effacement des identités constructives qui font un homme, une femme, une famille, une nation avec le souci de la transmission et donc du temps long. La réélection de Macron en France après une série d’échecs retentissants, celui du matraquage fiscal qui a conduit aux Gilets jaunes, celui de l’impréparation face au covid, celui de la guerre en Ukraine, systématiquement transformés en leviers par la peur semée chez les “braves gens” un peu niais, est-elle “démocratique” ? La technocratie bruxelloise qui outrepasse ses limites et impose sa politique sans légitimité populaire est-elle démocratique ? Tout se passe comme si 1984 devenait la réalité : d’un côté, Eurasia et la Russie, de l’autre Océania, l’Empire anglo-saxon, des deux côtés, des castes au pouvoir, avec de part et d’autre, une propagande et chez nous les “deux minutes de haine” contre Poutine.
Depuis 1991, avec un rare acharnement, les Etats-Unis se sont employés à empêcher l’alliance fructueuse de l’Europe et de la Russie, naturellement complémentaires. Ils ont traité plus sévèrement la Russie que l’URSS, comme si ce n’était pas son idéologie qui rendait cette dernière contagieuse et dangereuse. Sans le communisme, la Russie est un pays qui participe pleinement à la civilisation européenne. La littérature et la musique russes sont parmi les plus puissantes de notre culture. Depuis très longtemps les Anglo-Saxons sont les ennemis de ce grand pays, trop grand et trop riche à leurs yeux. L’URSS était trop forte pour eux : ils n’ont pas osé s’en prendre à elle, mais depuis qu’elle s’est réduite elle-même à une Russie non communiste, elle est à leur portée. Ce n’est pas une question idéologique, mais la logique d’un prédateur dont les Européens se font les complices contre leur intérêt. Les Américains auraient-ils vaincu l’Allemagne nazie sans la Russie ? Auraient-ils vaincu l’URSS sans faire appel à l’islamisme qu’ils ont été incapables de vaincre en Afghanistan ? Depuis 1945, de la Corée à l’Afghanistan, les Etats-Unis n’ont remporté aucun conflit, mais ils en inventent sans cesse pour que tournent leur coûteuse machine de guerre et à plein régime leurs usines d’armement. Les Européens sont-ils aveugles pour les aider à se battre jusqu’au dernier Ukrainien en leur achetant leurs armes, leur pétrole et leur gaz de schiste et peut-être leurs céréales alors qu’il suffisait de mettre en oeuvre les accords de Minsk pour que la paix soit profitable de Paris à Moscou en passant par Berlin, Varsovie et Kiev ? Quel calcul cynique au-delà de l’Atlantique, quelle stupidité abyssale en deçà, poussent la Russie dans les bras de la Chine ? L’impérialisme américain va conduire la majorité de la population du monde à se dresser contre “l’Occident”. On le voit déjà en Afrique à l’encontre de la France. (à suivre)
2 commentaires
Bien cher Christian Vanneste,
Voilà un article que j’aurai aimé écrire. Et diffuser largement. Malheureusement sur nos réseaux du Cygne Noir et ma page Facebook je suis bloqué depuis décembre. J’espère que vous continuez à le faire
Merci infiniment !
Francis Claude NERI
Encore un brillant article qui montre les ravages de l’individualisme destructeur en Occident auquel Poutine tente de résister.